mercredi 25 janvier 2012

UN DOUX ANARCHISTE

UN DOUX ANARCHISTE
C’est ainsi qu’Ursula, la compagne de Boris Vian l’appelait. Elle précisait : « Il voulait combattre avec les armes de l’intellect, non la kalachnikov, je l’appelais le doux anarchiste. (…) Je pense comme Boris que l’important c’est le non conformisme. On peut inventer une autre vie par une lutte de tous les jours ». « Doux » ne veut pas dire inactif ; Savoir ce qu’on fait avant de le faire. L’idée doit précéder l’action et y retourner, disait Proudhon, critiquant les révolutionnaires de 1848, qui s’étaient lancés dans la bataille sans « Idée ». On peut dire que Boris en a eu des idées, mais à lui. Il n’était pas de ceux qui ne peuvent supporter qu’on leur dicte une forme de pensée, aussi libre soit-elle ».

C’est un  historien grec, Thucydide qui disait : « Il faut choisir, se reposer ou être libre ». BORIS a choisi. Pendant les quelques 20 années de sa vie entre 1940 (il a 20 ans) et sa mort en 1959, il se jeta à corps perdu dans le courant exalté d’une vie qu’il savait être courte. Ce faisant il est l’image même de l’homme libre. L’éclat fulgurant de cette liberté et de cet appétit de vivre nous illumine encore aujourd’hui.

CRÉER ou OBÉIR.   Mais l’éclat fulgurant de cette liberté d’agir ne pouvait se manifester dans le travail servile. Se débarrasser d’une  corvée, ce n’est pas agir au sens d’une volonté personnelle qui s’exprime. Il écrit : » « Le Paradoxe du travail, c’est que l’on travaille, en fin de compte, que pour le supprimer ». C’est dans un texte resté inachevé qu’il traite de ce « paradoxe » ; Il donna à son écrit le titre pompeux de « Traité de Civisme » et, à son habitude, se moquant de cette appellation professorale et étatique, il compléta par des titres mieux accordés à sa « liberté » : "Traité d'économie orbitale" ; "Traité d'économique heureuse" ; "Traité de morale mathématique". C’est dans le chapitre « Paradoxe du Travail » de ce traité qu’on trouve cette phrase condamnant la relation maitre - esclave : « Le travail de l’ouvrier n’est pas la réalité du créateur, il est un acte transitoire. Quant à moi je ne pourrai pas respirer ni dormir tranquille tant que je saurai qu’il y a aux papeteries de la Seine des décrasseurs de chaudières arabes dont la vie ne vaut pas celle d’un bœuf ». Cette relation de domination et de vol que constitue le contrat salarial enserrant et dégradant les facultés créatrices de l’individu conduit Boris à s’écrier : « Le travail est probablement ce qu'il y a sur cette terre de plus bas et de plus ignoble. Il n'est pas possible de regarder un travailleur sans maudire ce qui a fait que cet homme travaille, alors qu'il pourrait nager, dormir dans l'herbe ou simplement lire ou faire l'amour avec sa femme. »
Et il explicite cette vision d’un monde si éloigné de la justice et dont la transformation pourrait permettre l’épanouissement personnel de l’individu devenu libre créateur. En effet ce ne sont pas seulement les formes insupportables de l’oppression patronale qui sont en cause, mais aussi la totalité des modes de vie et des relations dans la Société. « Le but est d'amener dans le temps le plus bref le niveau de vie de l'ensemble des groupes humains au minimum vital idéal. Etant entendu qu'en aucun cas, en aucun lieu, on ne doive régresser au point de vue des heures de travail. Le but ultime étant naturellement la suppression totale ou tout au moins presque totale du caractère obligatoire du travail au profit des activités créatrices de l'esprit ou du corps, et, en fin de compte, de la liberté individuelle. Ce qui est parfaitement possible… »

MOI, BORIS ?  Eh bien, moi j’ai eu de la chance. Né dans une famille riche jusqu’à la banqueroute financière de la « Crise de 1929 » (A l’époque les boursicoteurs, les financiers ruinés se jetaient du haut des gratte-ciel de New York, aujourd’hui ils jettent les peuples dans la misère), j’ai pu faire des études dites supérieures. Je suis entré à « Centrale » comme simple « bizuth ». J’en ai même torché un poème. Tiens ! le voilà :
BIZUTH (1)
Et ce fut le concours pour une grande école
La ruée contenue de mille bons crétins
Vers deux cents places ; se lever dans les matins
Lourds d’orages latents, et le cœur qui s’affole…

La verrière immense, houleuse casserole
Où cuisent des cerveaux nageant dans leurs destins,
Les froncements de fronts, les appels clandestins,
Les départs en clamant une suite de Rolle (2)…

Enfin le mois d’attente inquiète et de leurre
Qui durera dix ans mais n’a duré qu’une heure,
L’oral étant espéré, piteux, solennel,

L’incompréhension des copains sans entrailles,
Le bon cœur de bourreaux barbus à l’œil cruel,
Et le jour du triomphe où croulent les murailles. (3)

 A 22 ans, ingénieur sorti de « Centrale », branché « mathématique et Mécanique », il m’a fallu bosser. Mon papa écrivit une lettre polie sollicitant pour moi un emploi auprès de l’AFNOR (Association Française de Normalisation). Et me voilà préparateur de normes pour la verrerie (les goulots de bouteilles doivent avoir la même dimension). Mais les temps n’étaient pas à la « compétitivité suicidaire ». Entre deux morceaux de trompette au bureau, j’élaborais consciencieusement un superbe projet de « Norme des Injures ». Il s’agissait, pour moi, aux antipodes de la « Normalité » de montrer jusqu’à quel degré de stupidité peut aller l’autorité réglementaire. L’article 1 du projet précise : « Objet de la Norme : La présente norme a pour objet de définir diverses gammes d’injures pouvant être expectorées facilement par un Français moyen en colère et utilisable dans la plupart des circonstances usuelles de l’existence ». La suite comporte un tableau détaillé des catégories d’Injuriés (4 catégories selon le sexe, male, femelle, ecclésiastique, 3ème sexe) ainsi que des précisions telles que : « Si l’injurié est bègue il est recommandé de redoubler légèrement la première syllabe de chaque injure »
J’entreprenais en même temps la rédaction de mon roman « Vercoquin et le Plancton » dont les personnages, pour certains, étaient mes supérieurs hiérarchiques. On était en pleine occupation « pétaino germanique ». Et puis quatre ans plus tard, ce fut la déferlante libératoire anglo américaine et ses cigarettes, son whisky, ses petites pépées et surtout le jazz « Nouvelle Orléans ». Puisque le bel Hexagone était libéré, qu’attendais-je pour me libérer du turbin afnorien ? Je jetais mes chaînes par-dessus bord. Fini le train-train quotidien, le bureau poussiéreux et les manches de lustrine : « Les gens sans imagination ont besoin que les autres mènent une vie régulière ». Ils allaient voir ! 

UNE VIE « Irrégulière ».
Si par « irrégulière » on entend l’extrême variété  et l’originalité féconde des activités de Boris Vian, le qualificatif est approprié. Dans les caves du quartier latin, sa frénésie ne se relâche pas. Il fonce… « sans tambour (mais avec) trompette ». A peine sorti, au petit matin, du « Lorientais », le club de jazz de Claude Luter, au pied de la Montagne Ste Geneviève, qu’il prend sa plume « libre » pour se lancer dans le roman noir à l’américaine. Bien que signé du nom très english de « Vernon Sullivan », ce « J’irai cracher sur vos tombes », fait s’étrangler de rage la « bonne » société confite en gaullisme galonné. La censure « républicaine » sévit. Comment pouvait-elle supporter cette atteinte perfide à l’honneur de nos « sauveurs » anglo-saxons. Ecrit dans le style américain du roman noir et paru, par défi, aux Editions du « Scorpion », il dénonce les mœurs de la société et de la jeunesse américaine, sur un fond épouvantable de racisme. Le sexe dans le livre, plus que la violence, lui est farouchement reproché. Lorsque Boris finit par revendiquer en être l’auteur, il signe sa condamnation sans le savoir. Il est définitivement écarté de la Littérature. La censure va jusqu’à l’interdire et tout cela, paradoxalement, contribuera à l’énorme succès du livre.

DES GÈNES de la MUSIQUE ET de l’ÉCRIT
On peut parler, en effet, de ses dons naturels, de sa fibre musicale et de la légèreté de sa plume.Il avait un père poète et une maman concertiste pianiste. La musique était dans ses gènes, la poésie itou. Il choisit la trompette et lorsqu’il fut à bout de souffle, la guitare harpe. C’était, pour Boris et ses nombreux amis des années 50, l’irrésistible et fanfaronne passion pour le jazz, avec ses clans fanatiques du « traditionnel » ou du « moderne » : le « Hot Club de France » et le classique « new orleans » de « Panassié » contre le «be bop » de « Delaunay  ». Il réussit plus tard à convaincre Miles Davis de composer la musique du film de Louis Malle « Ascenseur pour l’échafaud ».

Ses « dispositions naturelles », son génie le conduisirent sur tous les chemins de la créativité individuelle, de l’Art et de « sa destination sociale », comme aurait dit Proudhon. En effet, toutes ses créations contiennent, drôles ou tristes, une étonnante analyse critique de la Société. Ses chansons en sont l’exemple parfait. Composée en 1956, La complainte du Progrès est une critique très drôle de la société de consommation et ses dérives. En guise de déclaration d’amour « Gudule » reçoit de son soupirant une batterie d’appareils ménagers. C’est le démarrage de la Société de consommation à la modernité vulgaire et déshumanisée. Et, si une brouille survient, la pauvre Gudule se verra privée de son « atomixeur, de son pistolet à gaufres, de sa tourniquette pour faire la vinaigrette ». Le « Déserteur », lui, est composé en 1954, l’année du Waterloo de l’armée française en Indochine, à Dien Bien Phu, et aux prémisses de la guerre d’Algérie. Il est une émouvante et impitoyable démolition de la Guerre, de l’Armée qui est la triste dégradation d’une Société qui tolère le meurtre systématique.
Cette chanson fut interdite par la censure d’État. Boris commentait ironiquement : « On reproche à ma chanson d'être anti-militariste. Je n'en sais rien et d'ailleurs je ne le crois pas. Je ne sais qu'une chose, c'est qu'elle est violemment « procivile».
 Dans la même veine anti militaro étatiste pleine d’humour, il fait disparaître tous les Chefs d’État dans la cabane de son oncle qui vient de mettre au point et de faire de façon faussement maladroite exploser une bombe atomique. C’est la « Java des Bombes atomiques ». La même année (1954) prenait la mer le premier sous-marin atomique, et démarrait en URSS la première centrale nucléaire. En 1955, il écrit « Le Petit Commerce », satire féroce et ironique des marchands d’armes. Leur commerce a si bien marché qu’ils ont détruit la planète. Et son éventuelle reconstruction sera un nouveau vol, une nouvelle exploitation du travail salarié. Boris écrit : « La guerre est la forme la plus raffinée et la plus dégradante du travail puisque l'on y travaille à rendre nécessaires de nouveaux travaux. » Dans son « Traité de Civisme », cité plus haut, Boris est très explicite sur la nécessité de se débarrasser de la gent militaire et de ses acolytes. « L'histoire, qui n'est pas cette collection stupide de faits militaires masquant depuis des siècles la signification réelle de l'évolution de l'intelligence, est là pour le dire ; l'histoire qui évolue dans le sens de la vie, tandis que le militaire n'est qu'une des formes de la mort, forme pathologique dont on se débarrassera moins facilement que du cancer mais dont on peut se débarrasser… »


UN JOUR SANS FIN

La liste de ses activités comme celle de ses amis est longue comme un jour sans pain. Il tint même une chronique dans la très sérieuse et « existentialiste » revue de Sartre et Merleau- Ponty intitulée « Les Temps Modernes ». Il la baptisa « Chronique du Menteur ». Ses textes tranchent par leur sujet et leur ton avec le reste de la revue. Y dominent les mensonges, bien sûr, les contre-vérités, les raisonnements absurdes et les informations loufoques, telle cette annonce : « Rappelons qu’Édith Piaf, autrefois la Môme Piaf, vient de se faire anoblir par le pape, moyennant l’enregistrement de « Minuit – Chrétien » avec Alix Combelle au ténor, et se nomme maintenant baronne Piaffe » ou bien encore ce raisonnement sur ce qu’il pourrait arriver s’il tuait Marcel Cachin (dirigeant du parti communiste de l’époque): « Je me ferais traiter de salaud de fasciste. [...] Pourtant, ça n’est pas vrai, je ne suis pas un fasciste, je suis juste un peu réactionnaire, inscrit au PC et à la CGT, je lis Le Peuple et le fais lire à mes amis. » Vian n’hésite pas à s’en prendre à la revue elle-même et à ses collaborateurs : « Pour leur montrer ma bonne foi, je tuerai Merleau-Ponty aussi (c’est lui le gérant, mais personne ne s’en doute). C’est un capitaliste et il prend trop de pages dans cette revue, je n’aime pas les égoïstes. En fait, si l’on veut écrire n’importe quoi dans Les Temps modernes, on ne peut pas. Il faut du sérieux, du qui porte. De l’article de fond, du resucée, du concentré, du revendicatif, du dénonciateur d’abus, de l’anti-tyrannique, du libre, du dégagé de tout. [...] Citoyens ! Assez de baratin ! ». Cela ne pouvait durer. Boris arrêta de mentir et s’enfuit de la célèbre revue de « l’agité du bocal ».

Dans cette course ininterrompue, ces « vies parallèles » comme l’écrit un de ses biographes (4), parallèles mais avec un même fil conducteur, Boris ne pouvait manquer de se servir du théâtre. Deux pièces illustrent particulièrement sa vision du Monde : « Les Bâtisseurs d’Empire » et « Le Goûter des Généraux ». Deux brillantes démonstrations de critique sociale. Les commentateurs ne se sont pas trompés : on y trouve, au travers d’une langue cocasse et cruelle, la représentation de l’oppression. Dans la France de 1957, en pleine guerre d’Algérie, on ne peut s’empêcher de voir dans un des personnages des « Bâtisseurs d’Empire » un travailleur immigré. Elle est, selon d’autres spectateurs, un reflet symbolique de la fracture sociale ; elle montre comment la société pousse les individus qui en sont exclus au plus bas de l’échelle économique et sociale.

Dans « Le Goûter des généraux », c’est encore une fois la guerre qui se montre dans toute sa splendeur maléfique. Pendant que le Général « De la Pétardière » organise chez sa maman des goûters avec ses petits camarades, les politiciens au pouvoir, le président du Conseil et sa clique décident, pour masquer leurs échecs et leur médiocrité, de déclarer une guerre contre un adversaire à trouver pourvu qu’il soit le plus faible. Il s’agit, pour ces soudards de la démagogie et de la cruauté, de remédier à une crise économique, bref, une guerre pour retrouver l’équilibre économique. On se croirait en 2011, hélas, mais pas au théâtre !
Cette apostrophe aux médiocres de la politique n’épargnait pas pour autant les laquais du journalisme ou les professeurs de « Foi ». Boris écrivait : « La presse française fait preuve d'une partialité révoltante et ne traite jamais que les mêmes sujets : les hommes politiques et les autres criminels. » Et encore : « La foi soulève des montagnes mais les laisse joyeusement retomber sur la tête de ceux qui ne l'ont pas. »

ANARCHISTE ou PATAPHYSICIEN

Si Alfred Jarry avait vécu du temps de Boris, il l’aurait, sans hésiter, choisi parmi les membres du Collège de pataphysique, cette honorable confrérie de la « Gidouille Verte ».
Vian prétendait « être venu à la pataphysique vers l’âge de huit neuf ans ». Il avait lu une pièce de théâtre dont une réplique pouvait permettre d’ « initier tout le monde à la pataphysique » et qui était : «  Je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas" ». En 1959, l’année de sa mort, Boris Vian disait : « les pataphysiciens mettent sur le même plan le réel et l’imaginaire… un des principes fondamentaux de la pate physique est l’Équivalence… »  Cette équivalence, n’est-elle pas cet équilibre, cette égalité, cette balance dont parle Proudhon pour définir de « justes » relations entre les hommes ? Si le réel est le support de notre analyse critique, l’imaginaire est à la fois le déferlement dans l’inconnu ou dans le rêve, mais également la concentration de la pensée vers un « idéal », un nouveau réel plus juste.
AZ et Inana Décembre 2011

 (1) un bisuth, est un étudiant débutant.
(2) Rolle : mathématicien créateur du théorème baptisé « Suite de Rolle ».
(3) Extrait du recueil de Cent Sonnets.
(4) Noël Arnaud, Livre de poche, Les vies parallèles de Boris Vian.
Une Exposition Boris Vian s’est tenue jusqu’au 15 janvier 2012 à la BNF, Galerie François 1er.

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